Écrire pour le web, c’est souvent naviguer entre deux certitudes fragiles : celle d’en savoir suffisamment pour transmettre, et celle de ne jamais vraiment maîtriser tout à fait.
Il nous est tous arrivé, en tant que rédacteur ou rédactrice web, de relire un ancien article et de ressentir un certain malaise. Une tournure trop affirmative. Une explication trop schématique. Un titre plus sûr de lui que ne l’était le fond. Et pourtant, à l’instant où nous l’écrivions, ce texte nous semblait juste.
Ce décalage entre la compétence que nous percevons et la compétence réelle illustre l’effet Dunning-Kruger, un biais cognitif identifié en 1999 par les psychologues David Dunning et Justin Kruger. Leur hypothèse, qui a été validée par de nombreuses études depuis, est : les individus peu compétents dans un domaine tendent à surestimer leur niveau, parce qu’ils ne disposent pas des compétences mêmes qui leur permettraient d’en prendre conscience. C’est un phénomène mêlant ignorance métacognitive, surconfiance et absence de retour critique.
Voyons en quoi cet effet concerne à la fois le rédacteur web et l’internaute qui lit un contenu.
Repères pratiques
Avant de publier un texte, on peut se poser ces questions simples :
Suis-je en train d’affirmer quelque chose que je crois, ou que je maîtrise vraiment ?
Ai-je structuré mon texte pour un lecteur qui n’est ni moi, ni mon double ?
Mon style renforce-t-il la clarté, ou masque-t-il mes doutes ?
Est-ce que j’ai cherché à être utile, ou simplement à paraître compétent ?
Ces points d’évaluation permettent de produire une écriture plus lucide, plus intègre, plus durable.
L’effet Dunning-Kruger, dans l’écriture web, nous rappelle une chose essentielle : ce n’est pas parce qu’on sait formuler qu’on sait. Et ce n’est pas parce qu’on doute qu’on se trompe.
Effet ou biais ? Une distinction utile
On parle indifféremment d’« effet Dunning-Kruger » et de « biais Dunning-Kruger ». Pourtant, ces termes désignent des angles distincts :
-
Le biais met l’accent sur le mécanisme cognitif qui altère notre autoévaluation ;
-
L’effet, quant à lui, renvoie au phénomène observable sur une courbe de compétence : surestimation initiale, chute de confiance, puis réajustement progressif.
Dans les deux cas, la mécanique est la même : nous sommes les témoins d’un déséquilibre entre ce que l’on sait réellement et ce que l’on croit savoir. Et en rédaction web, ce biais influe autant sur la posture du professionnel que sur la substance même du contenu livré.
Le texte livré au miroir de sa compétence perçue
Certains contenus en apparence fluides et sûrs se révèlent très pauvres lors de la lecture, notamment sur le plan des concepts abordés. Des phrases bien rythmées, des titres accrocheurs, une promesse affirmée… mais très peu de nuances, de profondeur ou de rigueur.
L’effet Dunning-Kruger est ici pleinement à l’œuvre : le rédacteur, en découverte, surestime sa compréhension d’un sujet technique.
Ce n’est pas une faute morale en soi en réalité. C’est un passage. Mais le risque est là : produire des textes « trompeusement compétents » qui induisent en erreur, ou qui banalisent des notions complexes, au détriment de la qualité de l’information.
À l’inverse, les rédacteurs confirmés ou experts sont eux aussi concernés. Ainsi, bien que mieux formés, ils tombent parfois dans une prudence excessive.
Leur connaissance des limites du savoir, leur sensibilité aux nuances et aux contextes les rendent plus hésitants. Ils mesurent l’étendue de ce qu’ils ne savent pas, et cette lucidité peut freiner la confiance dans leur propre texte.
L’effet suit en réalité une courbe : cette courbe d’apprentissage est universelle.
Dans les neurosciences, elle est souvent représentée ainsi :
-
Un pic de surconfiance au début du parcours (« je viens de découvrir, je maîtrise ») ;
-
Une vallée d’humilité, où la prise de conscience fragilise la posture (« je ne suis pas sûr de ce que je dis ») ;
-
Une reconquête progressive de la confiance, adossée à l’expérience, à l’esprit critique, et à une maîtrise souple.
Et quand l’IA s’invite dans le jeu ?
L’arrivée massive de l’intelligence artificielle dans le monde de la rédaction web amplifie encore les effets du biais Dunning-Kruger. En effet,l’IA générative peut produire, en quelques secondes, un texte fluide et sémantiquement convaincant.
Il est aisé de tomber dans le piège d’un style d’apparence. D’ailleurs, l’utilisateur peut facilement croire que tout est juste.
Le danger est alors double :
• du côté du rédacteur : il surestime sa compétence parce qu’il s’appuie sur un outil.
• du côté de l’IA elle-même : elle va imiter une compétence sans jamais la posséder.
La vigilance doit par conséquent être de mise .
Une lecture aussi biaisée que l’écriture : l’effet Dunning-Kruger côté internaute
Nous avons parlé du rédacteur essentiellement. Mais, sache que le lecteur, lui aussi, est concerné.
Plusieurs travaux en psychologie cognitive montrent que le lecteur novice dans un sujet est plus vulnérable aux textes trop sûrs dans leur style rédactionnel. En effet, le lecteur ne possède pas encore les clés pour en détecter les limites, pour émettre des critiques avisées.
Si on reprend la courbe, le lecteur intermédiaire est dans la phase d’apprentissage. Il est dès lors, plus exigeant. Il attend qu’on le tire vers le haut, qu’on le guide avec rigueur.
Quant au lecteur expert, il ne se laissera pas berner. Il décèle instantanément les imprécisions : affirmations hasardeuses, glissements conceptuels non justifiés deviennent rapidement des red flags.
S’il sent que le texte surestime ce qu’il apporte, il se retire, il quitte le site internet.
Rédiger avec cet effet : une compétence éditoriale clé
Plusieurs recherches universitaires en Europe et aux États-Unis soulignent l’importance de la métacognition dans les compétences rédactionnelles. Qu’est-ce donc ?
Il s’agit de la capacité à :
• se regarder penser,
• s’évaluer en train d’écrire,
• ajuster sa confiance selon le niveau réel de connaissance.
C’est ce qu’on nomme un méta-savoir. Il est essentiel pour tout professionnel de l’écrit, sur le web ou sur papier !
Un rédacteur web conscient de ces dynamiques pourra :
-
calibrer le niveau d’affirmation selon la fiabilité de ses sources,
-
intégrer des nuances sans s’effondrer dans le flou,
-
offrir à ses lecteurs des repères clairs.
L’effet Dunning-Kruger n’est pas un piège qu’il faut fuir et chercher à éviter. Il nous est nécessaire d’en connaître les rouages.
Bibliographie et ressources complémentaires
Dunning, D., & Kruger, J. (1999). Unskilled and unaware of it. Journal of Personality and Social Psychology, 77(6), 1121–1134.
Dunning, D. (2011). The Dunning–Kruger effect. Advances in Experimental Social Psychology, 44, 247–296.
Kruger, J., & Dunning, D. (2002). Unskilled and unaware — but why?. Journal of Personality and Social Psychology, 82(2), 189–192.
Fleming, S. M., & Dolan, R. J. (2012). The neural basis of metacognitive ability. Philosophical Transactions of the Royal Society B, 367(1594), 1338–1349.